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La perte du cuirassé France le 26 août 1922

Article posté le 30-08-2022 dans la catégorie Histoire et Technologie

Article mis à jour le : 03-01-2024

Le 26 août 1922, le cuirassé France coulait après avoir heurté un rocher non cartographié. Retour sur la courte vie de ce navire et sur ce drame qui coûta la vie à trois marins.

Ci-dessus : les armes du navire.

Le dernier de sa classe

En cet été 1922, la Marine et le pays vont perdre un symbole national : un navire de premier rang, un cuirassé, appelé France. Symbole douloureux dans un pays encore meurtri et qui panse doucement ses blessures au lendemain des massacres de 1914-1918.

Ce navire était aussi un symbole pour la Marine. Dernier des quatre bâtiments de la classe Courbet (dans la littérature de l'époque, on lit parfois classe Jean Bart, un autre bâtiment de la série, le quatrième étant le Paris), ces navires étaient les premiers Dreadnought français. Ils faisaient entrer la Marine Nationale dans la modernité et ainsi presque rattraper tout son retard (ces navires étaient en réalité inférieurs à ce que faisaient déjà les pays étrangers) après une première opportunitée jugée trop ambitieuse pour laquelle on avait préféré faire une classe de navire plus conventionnels et plus dans nos moyens industriels, ceux de la classe Danton.

La France est mise en chantier à Saint-Nazaire le 30 novembre 1911 et mise à l'eau le 7 novembre 1912. Armée pour essais le 1er avril 1914, l'armement définitif est achevé le 1er juillet suivant et elle est admise au service actif le 10 octobre de la même année. Elle fait 166 mètres de long, 28 de large, a une masse d'environ 23 500 tonnes. Ses turbines, de plusieurs types, doivent lui permettre d'atteindre les 21 noeuds à 28 000 chevaux. Comme pour ses trois frères et les trois unités très similaires qui suivront, les Bretagne, avec lesquelles ils partagent la même coque, c'est une réussite industrielle sous bien des aspects, symbole des progrès de la construction de gros navires par nos chantiers navals.

En haut et en bas : la France avant et pendant sa mise à flot. Comme il était alors d'usage dans la construction française, les plaques de cuirasse ne sont posées qu'après le lancement.

Malgré de nombreux défauts (coque trop courte et trop chargée, turbine fragiles - elles seront changées lors d'une modernisation, protection inadaptée, portée du tir trop limitée - ce qui sera également amélioré plus tard) ces bâtiments donneront une certaine satisfaction par leur qualités nautiques et la fiabiltité et la précision de leur artillerie. Les quatre Courbet subiront de nombreuses petites mises au point durant le premier conflit mondial durant lequel, si ils n'eurent pas à affronter d'ennemis de surface (sauf pour le Paris et le Courbet qui contribueront à la destruction du petit croiseur autro-hongrois Zenta en 1914), ils furent néanmoins très sollicités pour que le pays puisse tenir son rôle en Méditérranée (blocus de l'Adriatique notamment) et subirent une maintenance minimale, et comme d'autres grosses unités de la marine, ils finiront le conflit fatigués, et selon certaines sources, prématurément usés.

Ci-dessus : le Courbet representé à l'été 1914. Hormis quelques détails (par exemple télépointeur sur le blockhaus, marque d'identification aux cheminées ou détails sur les grues), les 4 bâtiments de la fratrie était presque identiques au début de leur carrière. Une petite erreur est présente sur ce travail : la ligne noire à la flottaison, appelée "Faux-col à mazout", qui ne serait ajoutée qu'après guerre. Crédit : Shipbucket, Novice, Karl94, Garlicdesign et Latuch.

Alors que la Marine se pose la question de ses moyens futurs, la France est perdue en 1922 : l'armée navale fera alors ce qu'elle pourra pour les maintenir en service les trois survivants et les moderniser un peu car avec ses maigres crédits elle ne pouvait avoir de nouvelles unités pour les remplacer - certains diront d'ailleurs qu'elle a trop dépensé dans ces navires trop vites périmés. Parmi les modifications on peut citer :

Toutes ces modifications furent effectuées à travers trois refontes étalées du début des années 20 au milieu des années 30. Les trois bâtiments de la classe qui suivit, les Bretagne, avec qui, nous l'avons dit plus haut, ils partagaient de nombreuses caractéristiques, avaient les mêmes défauts et subirent les mêmes modifications, mais à la différence des Courbet ceux-ci entrèrent en service durant le conflit et ne furent pas usés comme leur prédécesseurs. Ils subirent donc des refontes plus poussées afin de leur faire conserver une valeur militaire jusqu'au milieu des années 40 avant leur remplacement par de nouvelles unités. Ce ne fut pas le cas pour les Courbet, qui furent rélégués à des seconds rôles assez tôt : le Courbet fut affecté à la division d'instruction en 1930, le Paris en 1931 et le Jean Bart en 1934, alternant cours à quai et sorties en mer, mais ils restaient mobilisables en cas de conflit. Si le Jean Bart, renommé Océan au début de l'année 1937 afin de libérer le nom, ne quitta plus le quai dès la fin de la même année avant d'être désarmé l'année suivante pour fournir des pièces détachées nécessaires au maintien en vie de ses deux frères alors que lui servait de caserne flottante, le Paris et le Courbet furent en effet mobilisés en urgence en 1940.

Ci-dessus : le Jean Bart au milieu des années 30, la vue donne une idée de toutes les modifications subies par ces navires et qui modifièrent leur silhouette.

Les trois cuirassés finirent leur carrière très tristement : l'ex Jean Bart fut saisi par les allemands à Toulon. En 1944 on le retrouva coulé à quai, en partie démoli et avec un gros impact de bombe larguée par un avion américain. Il fut ferraillé de 1945 à 1949. Le Paris et le Courbet furent saisi par les anglais le 3 juillet, à Plymouth pour le premier et Porsmouth pour le second. Le Paris sera alors utilisé comme ponton par les anglais et les polonais et le Courbet servit de bâtiment école aux FFL (un certain aspirant et futur Amiral Philippe De Gaulle passera quelques temps à bord) et de plate-forme de DCA avant d'être abandonné en 1941. Il sera sabordé devant Ouistreham en juin 1944 pour servir de brise-lames et de plate-forme de DCA et sera démoli sur place au lendemain de la guerre. Le Paris sera rendu à la France qui l'utilisera comme bâtiment de stockage à Brest le temps que le port soit reconstruit. Il sera démantelé à partir de 1956. Cela étant, leur destin n'est pas moins enviable que ceux connus par deux des trois Bretagne dont l'existence ou la carrière opérationnelle s'arrêta avec Mers-El-Kébir et le sabordage de Toulon.

Un symbole national, dans l'honneur comme le tumulte

La France commença sa courte vie active - et encore, ses essais n'étais pas terminés - par un rôle prestigieux et symbolique : accompagnant son jumeau le Jean Bart, elle embarque à Dunkerque, le 16 juillet 1914, le Président de la République et le Président du Conseil pour une mission de représentation en Russie, voyage s'inscrivant dans le cadre de l'amitié franco-russe. Le bâtiment accoste a à Crondstadt le 20 juillet et y reste trois jours, le temps des célébrations. Il repart le 24 et fait une halte d'une journée à Stockholm du 25 au 26. Elle devait faire également escale au Danemark, mais devant la montée rapide des tensions internationales, la petite escadre rentra directement à Dunkerque, port atteint le 30 juillet pour débarquer ses prestigieux hôtes. Il est à noter que la France n'était donc pas encore en service mais surtout n'avait pas embarqué de munitions, elle n'aurait donc pas pu participer à un combat si elle et le Jean Bart s'étaient faits coincés en mer une fois le conflit commencé.

Ci-dessus : le navire s'apprête à mouiller devant Crondstadt, avec du beau monde à bord.

Les deux cuirassés quittèrent Brest le 2 août en direction de Toulon où l'armement de la France fut achevé. Elle fut intégrée à la deuxième escadre le 10 octobre pour sa mise en service actif. Les quatres frères opèrent alors en Méditérranée.

Nous l'avons évoqué plus haut, ces navires ne connaitront pas beaucoup d'action : destruction du Zenta pour le Courbet et le Paris, Jean Bart endommagé par une torpille en 1914, et la France elle ne particpera à aucune action armée. Néanmoins, comme les membres de sa fratrie les 4 années de guerre à maintenir le blocus dans cette région du monde seront épuisante pour les hommes comme pour le matériel. Les bâtiments sont en général basés à Malte ou Bizerte, où ils subissent leur entretien et quelques modifications mineures, passant parfois à Toulon. À partir de 1916, ils sont basés à Corfou, ville Grecque que les alliés ont occupé pour s'en servir de base, mais paradoxalement, comme la flotte Autrichienne ne sort pas et que la Marine a besoin de personnel, on en prélève sur ces gros navires pour armer les nombreuses petites unités anti-sous-marines qui sont maintenant au centre de l'effort de l'armée navale.

À partir de 1919, l'organisation est bousculée et les quatre frères parfois séparés. La France faisant des passages en mer Noire dans le cadre du soutien aux Russes blancs. Son nom va alors être associé à des évènements gravissimes qui feront grand bruit à l'époque. Le 19 avril, alors qu'elle est à Sébastopol, une mutinerie a lieu et l'équipage prend le contrôle du navire, une honte pour la Marine. La raison donnée par les mutins est la participation à une guerre - non déclarée - pour se battre contre les bolchevistes. Mais derrière tout cela, le terreau était favorable : nous l'avons vu, avec les prélèvements de personnel depuis trois ans, l'encadrement était devenu défaillant, et de plus la qualité de l'alimentation était devenue mauvaise à cause des difficultés de ravitaillement. Enfin, comme dans le reste de l'armée, la tension était forte à cause de la non démobilisation des classes anciennes qui avaient fait ou commencé leur service avant même le début du conflit mondial.

Le navire, aux mains des mutins, prend alors la direction de Toulon. Il fait escale à Bizerte où l'armée le reprend en main le 29 avril alors qu'il est stationné en rade. Il ne partira pour Toulon que le 25 juillet, y arrivant le 27, où un conseil de guerre s'occupera des mutins. Les années suivantes, le cuirassé reste basé à Toulon, effectuant exercises et entretiens. En décembre 1921, il passe quelques temps à Constantinople où il relève le croiseur Edgard Quinet qui a été choisi pour emmener le Président de la République en voyage aux États-Unis, la France n'ayant pas ce rôle cette fois. Elle regagne Toulon le 22 janvier suivant.

Les premiers mois de l'année, le bâtiment participe à de nombreuses sorties pour exercice. L'une d'elle est particulière puisqu'il s'agit de tirer sur une vraie cible : l'ex-cuirassé austro-hongrois Prinz Eugen. Le bâtiment avait été cédé à la France en guise de réparation de guerre. Après l'avoir observé sous toutes les coutures et retiré son artillerie (qui selon certaines sources aurait été réutilisée par les allemands sur le mur de l'Atlantique), la Marine le livre comme cible d'entrainement à ses cuirassés. Ainsi la France, en compagnie du Jean Bart et du Paris peut utiliser ses armes en conditions réelles. Le cuirassé autrichien est coulé au large de Toulon le 28 juin.

Ensuite, une partie de l'escadre (cuirassés FranceParis et Bretagne) quitte le port varois le 18 juillet en direction de l'Atlantique pour une croisière d'entraînement. Après une courte escale à Oran, les navires arrivent à Brest le 26. La France ne reverra plus son port d'attache...

Ci-dessus : la France en 1920. Elle a sensiblement la même allure que lors de sa mise en service : des 4 frères ce navire sera le seul à ne pas connaitre de refonte.

Une secousse dans la nuit

Dans la nuit du 25 au 26 août, à la suite d'une sortie pour entraînement au tir de nuit, l'escadre qui était sous les ordres du Vice-Amiral SALAÜN rentrait au mouillage dans la baie de Quiberon, à Port-Haliguen plus précisement. La France faisait partie du groupe France-Paris dont elle avait la tête. Le cuirassé donna l'ordre à son jumeau de relever les buts de tir pour faire ensuite route vers Quiberon où il se dirigeait déjà lui-même.

La France était commandée depuis août 1920 par le capitaine de vaisseau Victor Vincent GUY, un brillant officier notamment cité à l'ordre de l'Armée Navale durant le conflit mondial pour son comportement héroïque en allant prendre en remorque l'arrière du contre-torpilleur anglais Zulu coupé en deux par l'explosion d'une mine sous sa quille.

Le cuirassé avait pris plusieurs heures d'avance sur le Paris, et évoluait à 10 noeuds. Pour arriver à destination, le commandant du navire avait deux options : la passe des Cardinaux ou bien celle de la Teignouse. C'est le seconde qui fut retenue car plus directe et la mieux balisée et visible en cette nuit claire. C'était une route considérée comme sûre : durant le conflit des centaines de cargos et bâtiments de transport américains y sont passé. Concernant les fonds, dans l'une ou l'autre des routes ils sont à 16 mètres, largement suffisant pour le grand navire dont le tirant d'eau peut dépasser les 9 mètres. Cependant la prudence reste de mise, les haut-fonds étant nombreux dans le secteur, il est d'ailleurs à noter que le 13 mai 1898, le cuirassé Hoche avait talonné à environ un kilomètre plus à l'ouest, subissant d'importants dommages.

À 0H57, alors qu'elle était au niveau des roches de Goué Vas Ouest et quelques minutes après que le commandant ait demandé modifier légèrement le cap, le navire trembla. Le choc est violent et un peu long, se découpant en trois longues secousses, semblant ralentir le navire qui reprend ensuite son allure, ébranlé des fonds au sommet du mât, donnant l'impression d'avoir heurté un obstacle résistant. Le navire se trouvait alors à environ 4000 mètres du feu de la Teignouse qui se trouvait sur sa gauche. Dès la première secousse, le commandant donna l'ordre de stopper et d'inspecter les fonds.

Au bout de deux ou trois minutes, comme le navire semble déséchoué et conserve son erre, le commandant fait remettre les machines en route et reprendre l'allure d'avant l'accident. Cependant, les premières informations qui vont remonter dans les instants suivants ne sont pas bonnes : malgré le fait que le personnel ait réagit rapidement, peu après l'impact, en mettant en marche la pompe d'épuisement avant, de l'eau envahit les rues de chauffe 1 et 2 à grande vitesse. Dans la 1, elle atteint déjà presque le niveau des foyers des chaudières et elle monte vite dans la 2 également. D'autres nouvelles arrivent, si la rue numéro 3 semble être préservée, des entrées d'eau sont constatées dans les rues 4 et 5, venant par le sol, à babord et assez loin de l'axe longitudinal du navire, à proximité de la cloison séparant la chaufferie de la soute à charbon. L'ensemble des voies d'eau s'étend ainsi sur environ 80 mètres.

Ci-dessus : la situation dans les cinq rues de chauffe numérotées (1, 2 et 3 pour la chaufferie avant, 4 et 5 pour la chaufferie arrière). Les trois du groupe avant étaient séparées par des cloisons alors que les deux du groupes arrières étaient jointes. 

Ci-dessous : la même zone mais vu horizontalement au niveau du troisième faux-pont, avec les soutes à charbon mises en évidence en noir, et dans la chaufferie arrière, en bleu, l'entrée d'eau évoquée. Le fait qu'entre les deux groupes la rue 3 ainsi que les soutes à munitions pour les 305mm des tourelles centrales n'aient pas été innondées de suite peut être mis en relation avec l'impression que le navire a subit trois chocs lorsqu'il a talonné, rebondissant, peut-être aidé par la houle, sur le rocher.

La situation prend vite un tournant catastrophique : en quelques minutes, c'est ainsi les chauffeurs des rues 1, 2, 4 et 5 qui voient l'eau atteindre les foyers des chaudières, chassant les hommes de leur poste. Il est alors décidé d'allulmer les feux de la rue 3 qui étaient jusqu'alors éteints. Mais cela ne se fait pas en quelques minutes, et vers 1H10, privées de vapeur, machines et dynamos s'arrêtent, privant le navire de sa capacité à se mouvoir et de son alimentation en électricité : toutes les lumières s'éteignent et les pompes s'arrêtent. L'ordre est alors donné de fermer toutes les portes étanches ainsi que les vannes (de noyage et de ventilation), et un message de détresse est envoyé par le poste TSF de secours.

1 h 23. Avons touché. Chaufferies en fonction envahies. Ne sommes plus manoeuvrant faute de pression.

Puis douze minutes plus tard :

Situation dangereuse.

La houle étant bien formée avec un courant fort, le bâtiment commençant à dériver, il parcourt environ 700 mètres, le commandant espera un temps pouvoir être poussé dans la baie de Quiberon, mais cela était trop hasardeux sans puissance motrice. Il fit alors jeter l'ancre par sécurité et pour ne pas s'éloigner de la route, le Paris devant bientôt arriver. En bas, on lutte comme on peut pour sauver le navire et l'inspection des fonds continue : la partie avant du navire (tranches A à E) semble intacte, mais le compartiment des pompes d'épuisement avant (à l'avant de la rue 1) est rempli jusqu'au niveau du pont blindé inférieur et de l'eau déborde dans la tranche H, celle du poste central, par de multiples trous et fissures dans la cloison séparant les tranches H et I. Il faut gagner du temps, car le navire ne peut mettre à l'eau que deux baleinières et doit attendre des secours : le personnel tente de colmater les trous dans cette cloison pour ralentir l'invasion, mais ils se mutliplient et leur débit augmente. De plus, on n'a plus grand chose à attendre du retour de l'énergie électrique : le moteur de la pompe d'épuisement avant est à présent sous l'eau. La situation est critique, la gite reste cependant mesurée, limitée à trois degrés sur babord. Elle augmentera tout doucement, n'atteignant six degrés que vers 3 heures.

Ci-dessus : la situation approximative entre 1H40 et 2H00 quand de l'eau fuit en grande quantité dans la tranche H, celle du poste central. La rue 1 est presque remplie, les flots s'approchant du pont blindé inférieur (trait rouge) qui est normalement légèrement au-dessus du niveau de la mer. Cependant il est possible que ce dessin soit incomplet : car si le PV du naufrage évoque que les tranches A à E ont été préservées lors de l'impact, il n'y a pas d'information sur les tranches F et G.

Peu avant 2 heures, tous les hublots sont fermés et on monte les ceintures de sauvetage sur le pont. Du personnel est chargé de libérer les embarcations qui ne peuvent pas être mise à l'eau pour qu'elles puissent flotter le moment venu, pendant que d'autres marins amènent planches et autres objets flottables. Un message est envoyé au Paris pour qu'il mette à l'eau ses embarcations dès son arrivée.

La suite est incontrôlable : le niveau de l'eau finit par atteindre celui de l'entrée des descentes vers les rues 1 et 2, établissant le niveau avec celui de la mer, et comme ces descentes n'ont pas de fermeture pour les isoler de l'entrepont principal et que le navire s'enfonçe lentement, cette masse d'eau va fini par déborder dans l'entrepont cellulaire resté étanche grâce aux cloisons intactes, ce qui accélèrera rapidement la bande le moment venu. La situation se déteriorera plus vite que prévu : vers 2h30 on constate que si le débordement craint n'a pas encore eut lieu, l'entrepont principal commence à être envahie à l'avant, l'eau entrant par les toilettes des Seconds-Maîtres. En effet, à cause de l'enfoncement du navire, l'important tuyau d'évacuation se trouve à présent sous le niveau de la mer et il ne possède pas de vanne d'isolation. Le débit trop important empêche le colmatage de cette entrée d'eau.

Ci-dessus : la situation approximative vers 2h30 avec l'entrée d'eau importante par les bouteilles des Second-Maîtres à l'avant. À ce moment-là les rues de chauffes innondées devaient certainement être remplies, la 3 restant étanche.

Un nouveau message est envoyé au Paris à 2h33, peu après son arrivée - stationnant à 600 mètres de là et braquant ses projecteurs sur le bâtiment blessé - et qui sera bientôt rejoint par la Bretagne et plus tard par les croiseurs Metz et Strasbourg :

Entrepont envahi par l'eau, envoyez urgence le plus d'embarcations possible.

Dans un dernier effort pour ralentir la montée des flots, l'ordre est donné de fermer les quatre traverses cuirassées de l'entrepont principal, en commençant par celles de l'avant. La maneouvre sera complexe, nécessitant palans et masses, et prendra une heure, se terminant à 3h30. Au moment où cette ordre était donné, les premières embarcations du Paris arrivaient alors que dans la rue 3 on annonçait la formation de vapeur, mais il était trop tard, cela ne servirait à rien. L'ordre d'évacuation est donné au personnel qui n'est pas employé à des manoeuvres de sécurité.

L'évacuation se fait dans l'ordre et le calme, le personnel est massé à tribord pour diminuer la bande alors que les embarcations des deux cuirassés qui portent assistance abordent la France à babord au niveau de la plage arrière. La priorité est donnée aux hommes qui ne portent pas de ceinture de sauvetage.

À 3h30, la bande atteinte 10 degrés et une demi-heure plus tard la plage arrière entre au contact des flots, à babord. C'est la fin. Il reste encore deux embarcations amarrées, et tout l'équipage a quitté le bord, sauf trois marins, le commandant et quelques officiers. Alors que la gite atteint les 45 degrés, le navire chavire, jetant le commandant et les officiers à l'eau avant qu'ils ne soient rapidement recceuillis.

Ci-dessus : dessin issu de l'Illustration.

L'équipage reccueilli par le Paris, la Bretagne, le Metz et le Strasbourg est transféré à Lorient sur des torpilleurs. La nouvelle du naufrage est annoncée le lendemain. Cela entrainera une vive émotion dans la région : les trois-quarts de l'équipage étaient bretons. Trois marins manqueront finalement à l'appel :

Selon un témoignage, deux des trois marins disparus seraient retournés dans le navire peu avant qu'il ne commence à chavirer.

Qui est coupable ?

Au-delà de l'émotion, la perte d'un navire, militaire, et qui plus est un cuirassé, est une affaire gravissime. C'est tout naturellement que l'on va chercher à comprendre comment un navire a pu être perdu par échouage dans un passage régulièrement emprunté.

Immédiatement, on se met en recherche du récif responsable du drame car il représente un danger manifeste pour la navigation. Les dragueurs se mettent à l'oeuvre pour sonder les fonds. Grâce à l'aide des pêcheurs et de l'observation, le chef de la mission de repérage des épaves du littoral repère le coupable dès le lendemain. En effet, ironie du sort, le rocher en question était bien connu des pêcheurs locaux, des remous étant clairement visibles au dessus de lui quand il y avait de la houle, mais pas de la Marine et aucun navire à fort tirant d'eau n'était passé dessus auparavant, ne suscitant donc aucune inquiétude. Dans les jours suivants, un scaphandrier descendra reconnaître la roche suspectée. On observe alors un rocher pointu saillant à environ 7 mètres du fond et cinq mètres sous la surface et portant encore des traces du choc dont des tâches de peinture du navire. À ses pieds on trouve également des morceaux de tôles et de cornières. La roche se trouvant presque à l'entrée du passage le traffic est aussitôt décalé plus à l'est.

En septembre suivant, sous la directive de l'ingénieur hydrographe MARTI, des travaux de reconnaissance et signalement sont officiellement réalisés. La roche est alors mesurée à 8,83 mètres au zéro des cartes. C'est une aiguille de granit, une des roches les plus solides, qui a été fortement endommagée par le choc. De la roche sera d'ailleurs retrouvée encastrée dans le fond du navire.

Ci-dessus, une petite mise en perspective entre le niveau de la mer (bleu), le fond de la mer (marron), le rocher (rouge) avec le tirant d'eau du navire. Selon les estimations faites suite aux relevés dans les semaines qui suivirent le drame, la pointe du récif culminait à environ 1m50 trop haut. Le rocher fut heurté par le flanc, assez en arrière de la proue.

De son côté le malheureux commandant GUY est tout d'abord hospitalisé à l'hôpital maritime pour quelques jours, il avait une côte fracturée, avant d'être mis en congés pour trois mois. Une commission d'enquête est nommée et présidée par le contre-amiral DE CAQUERAY, car le commandant GUY est, comme le veut le règlement quand un capitaine perd son navire, traduit en conseil de guerre. La séance est tenue du 11 au 13 décembre 1922 au Tribunal Maritime de Lorient. L'officier sera relaxé et même félicité pour son comportement. Il pourra poursuivre sa carrière, en tant que commandant du secteur maritime de Nice et prendra sa retraite en février 1926. Il décèdera en 1939.

Que faire de la France ?

La navire a coulé et s'est retourné par des fonds de vingt mètres, restant coincé la tête en bas, sa coque visible à marée basse lui donnant l'air d'un gros cétacé mort. Au fil des semaines, elle s'enfonce, ses superstructures s'écrasant sur le fond rocheux.

Ci-dessus : le navire retourné. avec une chaîne d'ancre prise dans le gouvernail.

Presqu'un an plus tard une adjudication est tenue le 30 juillet 1923 en vue de l'attribution du marché pour le redressement du navire. L'appel d'offre est réservé aux industriels français et l'État se donne alors quelques semaines pour réfléchir, le prix n'étant pas la seule variable, le volet technique et précisément les méthodes utilisées sont également considérés car la Marine espérait en effet pouvoir récupérer à minima l'artillerie du cuirassé.

L'État fait cependant appel à des experts, pas uniquement nationaux : et c'est une connaissance de la Marine qui est consultée, en la personne du russe Georges SIDENSNER, qui a notamment travaillé sur le déséchouage du Mirabeau. Il est interrogé par Mr DENISE, député du Var, qui se rend sur le site du naufrage pour travailler sur le sujet qui sera abordé prochainement par le Parlement, sa visite aillant lieu au même moment où MARTI cartographiait la zone.

Selon SIDENSNER, il est tout à fait possible de retourner et renflouer la France (d'ailleurs au même moment les italiens font de même avec leur Leonardo Da Vinci), et il estime le coût des travaux à 12 millions de Francs, dont la moitié pour déplacer le navire pour le rendre plus accessible afin qu'il soit inspecté plus en détail et que l'on statut sur son sort. Il est alors estimé que le prix de vente du cuirassé pour la ferraille serait d'environ 2 millions de Francs, ce qui laisserait le risque d'une perte de 4 millions pour l'État si il était décidé de ne pas réparer le navire. Les 6 autres millions seraient requis pour remettre le navire dans un état de flottaison permettant son remorquage.

Toujours selon SIDENSNER, la réparation totale du navire coûterait dans les 50 millions de plus car tout l'appareil moteur et électrique serait à changer. Toutes les possibilités sont alors envisagées : alors que l'ingénieur russe monte à Paris pour être entendu au ministère de la Marine, le député DENISE va inspecter les cuirassés inachevés Gascogne et Normandie afin de collecter des informations à présenter au Parlement dans le cas très improbable où ce dernier déciderait de voter les crédit(1) pour en finir un des deux en remplacement de la France

Finalement, la Marine renonce et un nouvel appel d'offre est lancé pour ferrailler la bête qui est un danger pour la navigation. Il est remporté par la société parisienne Pasquet & Bon qui va tenter de renflouer le navire en injectant de l'air comprimé à l'intérieur (une technique utilisée avec succès par les anglais sur les épaves allemandes à Scapa Flow), sans résultat. Après plusieurs échecs, l'entreprise abandonne l'épave qui reste dans cet état jusqu'en 1935. Elle est alors rachetée par la société Neptune dans le but de la découper sur place. Entre le mauvais temps et les difficultés financières de l'entreprise, les travaux avançeront lentement avant de les stopper au début de 1939. Elle les reprendra en 1952 jusqu'à sa faillite la même année. L'épave est alors rachetée par la société Atlantique qui n'aura pas besoin de prendre des gants pour sauver du matériel d'une quelconque valeur : l'épave est dynamitée en petits blocs qui sont remontés par des grues pour être démentelés à terre. Les tourelles de l'artillerie principale seront découpées directement sous l'eau. Les travaux sont considérés comme achevés en avril 1958 même s'il reste encore un peu de ferraille au fond. Néanmoins, une dernière entreprise est sollicitée par les autorités : la compagnie ARMOR, qui avec son navire le Cauville est chargée de faire des sondages du fond pour valider la profondeur là où se trouvait le navire.

Ci-dessus : un ponton grue ramène un morceau du navire à terre.

Aujourd'hui la zone du passage est balisée et une bouée signale la roche du France.

Ci-dessus : les roches du France et du Hoche.

(1) La Normandie et la Gascogne faisaient partie d'une série de 5 cuirassés mis en chantier en 1913-1914. Leur construction fut interrompue à cause de la guerre et quatre (Normandie, GascogneFlandre et Languedoc) furent lancés prématurément afin de libérer les cales de construction. Au lendemain du conflit, on envisagea plusieurs possibilités : les finir sur les plans originaux, mais leur conception était maintenant dépassée, ou bien revoir leur conception et les achever différemment, selon plusieurs modalités, ce qui aurait impliqué de lourdes modifications sur ce qui avait déjà été fait, avec des coûts faramineux. Finalement ces bâtiments inachevés furent laissés de côté fin 1919 avant d'être officiellement condamées dans le cadre de la loi du programme naval de 1922 et envoyés progressivement à la ferraille. Seul le dernier, le Béarn, bien moins avancé que les quatre premiers, fut achevé en porte-avions et entrera en service en 1927.


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