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La marine italienne et le porte-avions, deuxième partie : une décennie de discussions sans aucune chance d’aboutir 1926 – 1935

Article posté le 26-03-2024 dans la catégorie Histoire et Technologie

Article mis à jour le : 26-03-2024

Dans cette partie, parcourons une décennie de propositions et d'espoirs sans lendemains pour la Regia Marina.

... pour nous, la mer Méditerranée est une flaque d’eau...” 

Italo Balbo, chef d’état-major de la Regia Aeronautica, 27 janvier 1928. 

Après l’enterrement du projet de porte-avions par le Duce lui-même, des temps compliqués étaient à venir pour les promoteurs de ce type de bâtiment. En fait, pendant environ une décennie, les études et réflexions ne sortiront que rarement du cadre de la Marine. Pire encore, c’est tout le programme de l’aéronavale, y compris celle basée à terre, qui allait souffrir. 

La marine ambitionnait alors de se doter de 45 escadrilles de chasse, de bombardement en piqué, de torpilleurs et d’appareils de reconnaissance, qui seraient basées en Lybie, Sicile et le sud de la Botte. Seulement pour cela, il fallait des moyens que certains considéraient comme mieux utilisés… En effet, après l’agrément sur l’organisation et la répartition des rôles entre la Regia Aeronautica et la Regia Marina, on aurait pu penser que cette dernière aurait enfin le champ à peu près libre pour travailler tranquillement. Il n’en fut rien : du côté Aeronautica, les opposants à cet accord étaient nombreux et ne tardèrent pas à se manifester, avec l’appuis de nombreuses personnalités importantes dont celle d’Italo Balbo. 

Casse-cou, beau parleur, sportif, officier couvert de médailles et de gloire par ces vols internationaux et cadre du régime fasciste depuis les débuts, l’homme était un promoteur de l’arme aérienne, et ses exploits dans les airs lui donnèrent une aura très importante, que seule celle du Duce parvint à dépasser. C’était suffisant pour que l’homme puisse avoir presque toute la latitude souhaitée pour développer l’armée aérienne en Italie. En ce sens, les ambitions de la marine étaient en conflit avec les siennes. De son côté, lui aussi cherchait la parité avec l’Armée française - un sujet qui l’inquiétera encore plus quand il sera “récompensé” quand il obtiendra le rôle du gouverneur de Lybie, et il avait besoin de capitaux pour cela, il ne fallait donc rien gaspiller dans des groupements qu’il considérait comme « auxiliaires ». En 1927, le nombre d’escadrilles de l’aéronavale fut ainsi réduit à 19. Pour justifier cela, Balbo décida que les rôles de la chasse et du bombardement seront dévolus uniquement à la Regia Aeronautica. 

Les choses continuèrent à s’envenimer, encore un peu de temps et les rôles de la protection côtière et la reconnaissance furent également retirés à la marine, et enfin aucune structure hiérarchique ne serait tolérée en dehors de l’Aeronautica. Pour répondre aux demandes de la marine pour une couverture aérienne rapide, Balbo, se basant sur la doctrine que l’Italie elle-même est un porte-avions, imposa l’idée qu’elle serait bientôt possible grâce à la conception d’un hydravion doté d’un rayon d’action de 900km avec une disponibilité sous une heure si la flotte n’est pas plus éloignée de 100km des côtes. Cette vision, peut-être viable et envisageable à l’époque, allait avoir de sérieuses répercussions. À noter que le problème de la hiérarchie centralisée pour tout ce qui vole n’impactera pas que l’armée de mer, les « terriens » seraient également touchés, aggravant les clivages et le manque de communication entre états-majors, et c’est en partie pour cette raison que la Regia Aeronautica, la Regia Marina et le Regio Esercito n’auront pas de commandement intégré avec un chef d’État-Major commun avant 1940… 

Néanmoins la marine ne baissa pas les bras, mais face aux adversaires qu’elle avait, c’était peine perdue. En 1928, sa nouvelle demande de considération d’un porte-avions – notamment le projet de l’Amiral Bonfiglietti - fut aussitôt écartée et on réduisit encore sa capacité d’une escadrille, ne laissant plus que des hydravions à moyen et long rayon d’action, retirant presque toute capacité offensive à l’aéronavale. L’Amiral Bernotti eut beau insister sur les dangers que cela représentait, il fut, au terme d’une réunion, réduit au silence par le chef d’état-major de l’armée de l’air qui conclut par « …pour nous, la Méditerranée est une flaque d’eau… » Le poids de Balbo, qui avait en plus le support de Mussolini, était trop important pour envisager une autre issue. Cela étant, il fallait reconnaître aux marins une certaine abnégation : un an plus tard en 1929, ils revinrent à la charge avec l’idée d’un projet de porte-avions. Encore une fois, le Duce, toujours ministre de la Marine, trancha : la marine pouvait continuer à étudier le projet si cela lui plaisait, mais l’Italie n’avait pas besoin de ce genre de navire pour le moment. 

Le projet présenté une première fois en juin 1928 par Bonfiglietti était pourtant séduisant et surtout un des plus aboutis, sinon le plus abouti, rappelant un peu, par sa disposition de l’armement, les porte-avions de type Lexington ou encore le futur projet français de type Joffre. Une coque de croiseur lourd allongée, avec un appareil propulsif identique aux bâtiments de type Trento, portant un pont d’envol de 220 mètres de long, une vitesse de 29 nœuds pour 11.500 tonnes, 30 à 40 appareils embarqués, mais sans catapultes car jugée encombrantes et complexes par l’auteur du projet. L’armement principal aurait été composé de 4 tourelles doubles de 152mm et 6 affuts doubles de 100mm. Le système de protection sous-marine de l’Amiral Pugliese, que nous aborderons plus tard, était intégré. Malgré le refus, l’auteur du projet continuera d’y travailler jusqu’en 1931, produisant ainsi 4 variantes, dont une dernière plus compacte : coque plus courte, réduction du volume de l’îlot, suppression du système Pugliese faute de place, réduction du calibre de l’artillerie principale à 120mm et du nombre de canons de 100mm de 12 à 8.

 

Bonfiglietti 1928

Ci-dessus, le projet initial de Bonfiglietti.

Si dans les hautes sphères les ambitions aériennes de la marine étaient sans arrêt discréditées, les choses étaient tout aussi compliquées au quotidien sur le terrain : il y avait un grand écart entre les capacités théoriques et les moyens dont elle disposait réellement. On imagine ainsi l’état de désespoir des cadres de la flotte et des hommes qui promouvaient une force aérienne offensive pour elle. Nous l’avons dit, l’armée de terre subissait le même traitement, mais celle-ci pouvait se montrer plus coriace, et en 1930, Balbo, qui s’en agaçait, dut demander l’intervention du Duce lui-même. En juin de la même année, les chiffres tombèrent, la répartition des moyens alloués à l’arme aérienne sera ainsi faite : 60% pour l’armée de l’air, 25% pour l’armée de terre et les 15 restants pour la Marine. Ce découpage ne satisfaisait personne, d’autant plus que les moyens étaient une chose, la liberté de s’organiser comme on le souhaitait était encore plus compliquée à avoir, sans même parler de la qualité des appareils disponibles, de leur taux de disponibilité, à une époque où les progrès technologiques pouvaient rendre les machines obsolètes rapidement après leur admission au service actif. 

Sur le volet aérien, les premières années de la décennie sont une suite de déceptions pour la marine, elle doit donc faire avec ce qu’elle a. Ainsi, elle du travailler comme elle le pu à armer ses escadrilles de reconnaissance, modifiant les hydravions pour qu’ils puissent embarquer des bombes légères ou une torpille, sans trop d’illusions sur l’efficacité des appareils dans ce rôle. De plus elle aussi du faire face à un problème presque insoluble (il faudra attendre 1942-43 pour qu’il le soit) : s’assurer que des communications efficaces puissent être faites entre les avions et la flotte et l’armée de l’air, un souci technique et organisationnel complexe à résoudre quand on sait le manque de coordination et les clivages entres armées. Courant 1933, la situation était telle que le sujet du porte-avions en tant que doctrine était presque oublié côté marine, pour être utilisé uniquement comme levier de négociation avec l’armée de l’air pour obtenir plus de moyens. 

Il est intéressant de noter qu’à cette époque la lutte doctrinale entre porte-avions et cuirassés, entre armée de l’air et de mer pour le contrôle de ce qui vole, ne concernait pas que l’Italie, pas plus que le problème de la séparation des rôles entre armée de l’air et de mer pour ce qui concernait les machines volantes. Toutes les grandes puissances étaient concernées, et seules celles qui peuvent bénéficier de moyens financiers importants (Etats-Unis, Angleterre et Japon) parvinrent à jongler avec les deux doctrines, l’Allemagne et la France n’y mettant que des moyens limités. En Italie, certains espéraient encore pouvoir faire de même en l’adaptant au contexte, nous l’avons dit, la marine n’espérait plus une nouvelle orientation stratégique : ses décideurs se seraient déjà contentés d’avoir un porte-avions sous la main pour réaliser leurs essais. 

C’est dans ce contexte qu’elle allait continuer à solliciter la matière grise de ses cadres, autant sur le naval que sur ce qui volait. Alors qu’elle contribuait au développement d’une nouvelle génération d’hydravions (IMAM RO43 et CANT Z504) pour remplacer les vieux Savoia S59 et M18, elle allait également travailler sur un modèle d’hélicoptère (appelé auto-gire à l’époque). Comme les Français le feraient alors prochainement sur le Bearn, les Italiens firent des essais depuis une plate-forme installée à la poupe du croiseur Fiume. Ces tests seraient assez concluants les premiers temps, au point qu’il fut envisagé que les futurs gros cuirassés de la marine en soient équipés. Mais les limites techniques de ces premiers appareils combinés à la méfiance de la Regia Aeronautica feront que cela n’alla pas plus loin.  

CANTZ504

Ci-dessus : une maquette du CANT Z504. Et ci-dessous, une représentation du RO43, l'hydravion qui sera embarqué sur les croiseurs et cuirassés italiens.

RO43

Sur le plan des navires en eux-mêmes la période complexe de ce début des années 30 semblait rester propice aux projets même si leur possibilité d’être réalisés, ou même considérés, était proche du néant. Ainsi Bonfiglietti s’associera avec l’Amiral Vian pour une nouvelle étude, nommée simplement projet Vian-Bonfiglietti. Ce modèle était moins ambitieux (peut-être pour augmenter ses chances de concrétisation ?) : un bâtiment de 16.000 tonnes embarquant tout de même 40 appareils, et armé de 4 canons de 152mm en affuts simples et de 7 de 100mm en affuts simples également. Des photos d’une maquette ce projet sont visibles sur le site de Stefano Sappino

En parallèle, la marine étudia également la possibilité – déjà – de convertir des paquebots en porte-aéronefs. L’étude portait pour le moment sur deux sister-ships, le Rex et le Conte di Savoia (248 mètres de long, 27 nœuds en service transatlantique). L’idée était de les convertir en porte-hydravions, de plusieurs types dont des S78, stockés dans trois hangars et déployés par deux catapultes de onze mètres. L’armement principal serait composé de deux tourelles doubles de canons de 120mm. Le projet fu finalement abandonné car jugé insatisfaisant, principalement à cause des hydravions eux-mêmes, un concept d’appareil que l’Italie envisageait d’abandonner à court terme à cause des limites techniques et opérationnelles de ces engins. Dans un second temps, le projet fut révisé pour faire un « vrai » porte-avions, avec une trentaine d’appareils, mais il fut stoppé lors des phases préliminaires à la fin de l’année 1934. 

Conte di Savoia

Ci-dessus, une représentation du Conte di Savoia.

Fin 1933 Mussolini était de retour au poste de ministre de la Marine, et les premiers temps il devient clair que les choses n’allaient pas bouger d’un pouce pour ce qui était des ambitions de la marine, bien au contraire. Début 1935, l’Amiral Ducci, qui était pro porte-avions, du démissionner pour être remplacé par l’Amiral Cavagnari, un homme plus conventionnel. Celui-ci s’assura au passage qu’un autre Amiral que nous avons déjà mentionné, Bernotti, n’ait aucun rôle décisionnel clef. L’homme, lui aussi pro porte-avions, était en plus une personne qui n’hésitait pas à remettre en question les idées toutes faites et rigides, au point que sa côte de popularité auprès des cadres de régime était devenue très basse.  

Dans l’intervalle, Mussolini sembla toutefois n’avoir jamais totalement écartée définitivement l’idée du porte-avions, laissant la marine aborder le sujet, mais tout en écartant – en clamant encore que l’Italie n’en avait pas besoin - toute discussion potentielle qui viendrait parasiter les autres discussions plus importantes au sommet de l’État. 

Le Duce semblait s’être ainsi laissé la possibilité de trancher lui-même sur le projet Vian-Bonfiglietti. En effet certaines sources mentionnent qu’il attendait de voir l’issue de la conférence de Genève en 1932. Espérait-il pouvoir assister à un désarmement généralisé, lui permettant de réduire la voilure dans certains domaines et ainsi dégager des crédits pour le porte-avions ? Difficile de savoir, ce qui est certain en tous cas c’est qu’il ne prit aucune décision. En somme, au cours des dix dernières années, l’Italie n’avait guère avancée dans ses rêves de se doter d’une arme aéronavale puissante, efficace et structurée, encore plus prise dans le combat pour l’obtention de crédit et les luttes d’influences. Les prochains évènements, à l’instigation du Duce lui-même, allait lui donner de nouveaux arguments. 

Bibliographie sélective


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